Histoire de la Musique Symphonique - Épisode 6

Le XXème siècle

La dernière étape de notre panorama de l’orchestre à travers les époques et leurs styles nous a conduits au seuil du XXe siècle.
Et là, les choses se compliquent ! Après avoir grandi en taille, après avoir intégré des instruments nouveaux, après avoir osé exprimer tous les affects possibles que restait-il à faire ? Continuer la course éperdue au gigantisme ? Ou chercher des voies alternatives ? Nous allons voir que les compositeurs du XXe siècle n’ont pas manqué d’imagination pour réinventer la musique d’orchestre…

La nouvelle vague russe

Dès avant la Première Guerre mondiale, Igor Stravinski (1882-1971) s’impose dans un milieu pourtant déjà très riche en fortes personnalités. Avec successivement L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et surtout Le Sacre du printemps (1913), il fait de l’orchestre moderne un instrument d’enchantement et d’envoûtement : chaque pupitre est utilisé au maximum de ses potentialités, avec des effets sonores jusqu’alors inouïs. Stravinski (comme Strauss, il est vrai, au même moment de l’autre côté du Rhin) parvient à solliciter les musiciens à la fois en véritables solistes tout en ménageant des tutti d’une puissance phénoménale.
Conscient d’avoir atteint une sorte de point extrême dans cette veine, il changera radicalement d’esthétique après la guerre, choisissant de tourner désormais le dos au gigantisme pour travailler dans l’épure et l’allègement. Ses Noces en sont le parfait exemple : composée durant le premier conflit mondial, l’œuvre ne trouve pas son instrumentarium. Stravinski hésite durant presque six ans avant de se décider pour… un orchestre d’instruments percussifs uniquement !
De fait, une esthétique nouvelle se fait jour qui, cherchant désormais à retrouver une certaine simplicité après les débauches de moyens du post-romantisme, imagine un retour au « primitif » – un primitif fantasmé, on s’en doute, mais à l’efficacité redoutable. Les grands chefs-d’œuvre de cette nouvelle période de Stravinski en témoignent : Apollon musagète (1928-1947), Orphée (1947) et Agon (1957) sont trois ballets taillés au cordeau, où la musique semble écrite à la pointe sèche.

Son jeune et bouillonnant collègue Serge Prokofiev (1891-1953) se fera lui aussi connaître par une esthétique tout d’abord hyper-expressionniste : ses premiers ballets (Chout, 1915-20 ; Le Pas d’acier, 1925-26) ont surpris par leur débauche de décibels autant que par leur audace expressive. Là encore, le jeune musicien s’assagira peu à peu, mais sans chercher quant à lui à modifier radicalement son langage. Contrairement à Stravinski, il gardera quasiment toujours un plein effectif d’orchestre « romantique » à sa disposition.

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) pourra même faire figure de compositeur « classique » face à ces deux expérimentateurs forcenés des limites de l’orchestre. La première (1925) de ses 15 symphonies est d’emblée un chef-d’œuvre, que saluent unanimement les grands musiciens de l’époque. Elle requiert un orchestre gigantesque, avec un piano et une section de percussions très développée. Et pourtant, Chostakovitch parvient à créer des textures sonores d’une limpidité exceptionnelle, au point que l’on pourrait se croire en face d’une partition de musique de chambre ! Chostakovitch connaitra ensuite les soucis inhérents à une politique culturelle extrêmement envahissante, et souvent arbitraire. Le musicien libre des années 20 laissera donc place à un symphoniste plus intellectuel par la suite, qui cherchera toujours à cacher ses intentions artistiques musicales sous des dehors « politiquement corrects ». Un délicat exercice humain et artistique, qui ne l’empêchera pas de créer de sublimes chefs-d’œuvre !

Seconde École de Vienne

En cette époque, la très traditionnelle Vienne va être le théâtre de quelques innovations parmi les plus surprenantes. Arnold Schoenberg (1874-1951), après avoir fait ses premières armes dans une esthétique post-romantique assumée (La Nuit transfigurée, 1899 ; les Gurrelieder, 1913), décide de quitter le système musical académique fondé sur l’alternance de tons majeurs et de tons mineurs, pour créer un nouveau cadre formel. Récusant en bloc la mélodie, l’harmonie et le contrepoint comme systèmes structurants pour la musique, il crée un nouveau cadre en organisant les douze sons de la gamme (do, do dièse, ré, ré dièse, mi etc. jusqu’à si) sans référence à des notes pivots comme dans le système tonal habituel. Tout nouveau morceau doit « simplement » être basé sur une série prédéfinie par le compositeur, série qu’il utilisera ensuite comme il l’entend. Cela devait éviter que la musique ne devienne un pur chaos sonore : ici, tout est rigoureusement ordonnancé.

Son élève Alban Berg (1885-1935) adopte ce système dit « dodécaphonique » (à douze sons) dès le milieu des années 1920, et ses deux opéras (Wozzeck, 1925 ; Lulu, 1935, inachevé) en sont les exemples les plus géniaux.

Autre élève de Schoenberg, Anton Webern (1883-1945), le troisième larron de cette « nouvelle Ecole de Vienne » comme on l’appelle désormais, a lui aussi commencé par composer de la musique typiquement « post-romantique ». Son Im Sommerwind (1904) est un prodige de sensibilité et… d’impressionnisme. Mais dès après sa rencontre avec Schoenberg, il se met lui aussi à composer exclusivement avec la technique dodécaphonique, technique qu’il raffine dans un premier temps en rajoutant un élément inédit : le son de chaque instrument, son timbre propre et la durée de ses notes, vont entrer dans l’élaboration de chaque nouvelle « série » musicale. Puis il explore d’autres contrées : se débarrassant de toute logique préétablie, de toute idée de structure, il va oser traiter chaque son comme un monde en soi – d’où une esthétique de l’éclatement, du fragment.

L’École de Darmstadt

Après la Seconde Guerre mondiale, c’est à Darmstadt, en Allemagne, que les musiciens les plus avant-gardistes se retrouvent pour explorer tout ce champ a priori infini que leur lègue Webern. Paul Hindemith (1895-1963), qui est lui aussi passé par une période expressionniste puis néo-classique, fonde en 1946 un institut à Darmstadt pour fédérer toutes les bonnes volontés musicales désireuses de travailler dans cette mouvance sérielle. C’est ce qui fera de Darmstadt le centre névralgique d’une nouvelle École.

On retrouvera dans cette mouvance quelques Français (René Leibowitz, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, François Bayle), des Italiens (Luigi Nono, Luciano Berio, Bruno Maderna), des Allemands bien sûr (Karlheinz Stockhausen) etc. Il est évidemment impossible dans le cadre de notre rapide panorama de rentrer dans le détail d’une École où chaque artiste est un monde en soi, inventant ses propres structures, ses propres règles – ou les abolissant purement et simplement !

Juillet 1957, 12ème Cours d'été de l'École de Darmstadt © Karlheinz Stockhausen

La musique concrète

 

Ce vent de liberté formelle va s’accompagner d’une ouverture à d’autres sonorités. L’orchestre symphonique hérité des siècles passés semble un carcan bien étroit désormais. Et si certains pensent encore – heureusement – qu’on peut toujours faire du bon vin dans de vieux tonneaux, certains se lancent dans la recherche de sonorités nouvelles. Au XIXe siècle, nous l’avons vu, des instruments nouveaux faisaient peu à peu leur place dans l’orchestre symphonique. Mais désormais, ce ne sont plus uniquement des instruments de musique qui sont ici sollicités, mais les bruits de tous les jours.

C’est Pierre Schaeffer (1910-1995) - en photo ci-dessous - qui, dès les années 1940, profite de l’invention des magnétophones pour utiliser des sons issus de bandes enregistrées et les agencer de telle ou telle manière. Le compositeur crée donc sa propre matière sonore, indépendamment de l’orchestre et des instruments habituels. Les incessants progrès de l’électronique permettront à tous les musiciens intéressés par ces recherches de créer des sonorités nouvelles à l’infini… Pierre Henry (1927-2017) s’inscrit dans le sillage de Pierre Schaeffer et crée quelques chefs-d’œuvre, dont Variations pour une porte et un soupir (1963) ou encore sa Messe pour le temps présent (1967).

pierre-schaeffer

La musique spectrale

Exemple de partition de musique spectrale

 

Dans cette optique d’exploration des sonorités nouvelles, une autre voie s’est développée à partir des années 1970 : la musique dite « spectrale ». Tristan Murail (né en 1947) et son ami Gérard Grisey (1946-1998) ont eu l’idée de profiter de l’analyse spectrale de tout son pour composer de la musique. Le « spectre » d’un son, ce sont tous les événements sonores qui entourent son émission et qui se développent dans son sillage, de manière plus ou moins évidente à l’oreille non exercée.
Si l’on écoute une cloche sonner, on se rend bien compte que des « bruits » parasites surgissent avec la note fondamentale, donnant même parfois l’impression que la cloche émet plusieurs sons distincts. Les amateurs de bols tibétains connaissent bien ces phénomènes : autour du son fondamental, d’autres sons surviennent, comme autant de chants (sub)liminaux – c’est d’ailleurs le terme de « musique liminale » que Gérard Grisey préférait à celui de « musique spectrale ».
Sur un piano à queue, on peut aussi entendre résonner les harmoniques d’une note : il suffit de frapper une corde et, par sympathie, les cordes correspondant à ses harmoniques entreront aussi en vibration, matérialisant de manière plus palpable encore tout ce champ sonore ordinairement laissé dans l’ombre. Les progrès de l’informatique ont permis de mieux comprendre ces phénomènes acoustiques et de s’en emparer : enregistrés, retravaillés, décuplés, ces sons créent des univers sonores magiques. Après les abstractions formelles et structuralistes des musiciens sérialistes et dodécaphonistes, la musique concrète et la musique spectrale sonnaient un retour en grâce du « plaisir du son »…

Nouveaux horizons

Les compositeurs d’aujourd’hui n’ont pas la tâche facile. L’héritage laissé par tout ce siècle de recherches et d’interrogations oblige à des prises de décisions artistiques qui, aujourd’hui encore, restent clivantes. Le milieu musical est en effet très sensible à ces questions, n’hésitant pas à mettre dans des tiroirs préconçus les musiciens qui osent s’aventurer dans telle ou telle direction… Par chance, le public est moins dogmatique.
L’Orchestre national du Capitole, tout en défendant avec gourmandise les répertoires du passé, n’a jamais cessé de donner la parole aux compositeurs contemporains, quelles que soient leurs esthétiques.
Pour ne citer que ces dernières années, la programmation a ainsi permis de faire entendre au public toulousain des compositeurs tels que Bruno Mantovani (né en 1974), Philippe Hurel (né en 1955), Benjamin Attahir (né en 1989), l’Ecossais James McMillan (né en 1959), le Londonien George Benjamin (né en 1960) ou encore le Chinois Qigang Chen (né en 1951)…
On le voit : pas d’oukase ici, mais le simple plaisir de laisser s’exprimer chaque sensibilité nouvelle, avec tous les mondes sonores dont elle est porteuse.

PS : Au moment de clore ce petit parcours historique de l’orchestre, on se rend compte que, du fait même de son format dont les maîtres-mots furent brièveté et simplification, beaucoup de grands noms de la musique sont passés à la trappe, et non des moindres.
Je pense ici à Massenet et Ambroise Thomas, qui introduisirent le saxophone dans leurs ouvrages lyriques, ou plus près de nous, Bela Bartok, qui sut innover tout en s’appuyant sur un matériau musical historique et folklorique anci
en. Ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres. L’auteur espère qu’on lui pardonnera ces inévitables raccourcis.

 

 

A propos de l'auteur : 
Jean-Jacques Groleau

Agrégé de lettres classiques et dramaturge, Jean-Jacques Groleau a dirigé l'administration artistique de plusieurs grandes institutions nationales. Ancien collaborateur de DiapasonClassicaForumopéra, il a collaboré à divers ouvrages d'histoire musicale (Tout Mozart, Tout Bach, Tout Verdi, L'Univers de l'Opéra). On lui doit également des biographies de Rachmaninov et de Vladimir Horowitz (Actes Sud).

 

L'Association Aïda remercie très chaleureusement Jean-Jacques Groleau pour cette série passionnante et ludique, qui nous a immergé au coeur de l'histoire de la musique symphonique pendant plusieurs semaines. 

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14
mai
2021